Le 15 mai, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a tenu des audiences publiques dans l’affaire Semenya contre la Suisse. Cela fait suite à l’appel du jugement de première instance de juillet 2023 dans lequel la Cour a conclu à une violation des droits de Caster Semenya en vertu de l’article 14 en conjonction avec l’article 8 et l’article 13, en raison de l’imposition des règlements de World Athletics l’obligeant à suivre un traitement hormonal pour abaisser son taux de testostérone naturellement élevé afin de pouvoir concourir dans la catégorie féminine. L’affaire soulève de nombreuses questions importantes liées Inter alias l’égalité des sexes dans le sport. Les circonstances factuelles et la décision de première instance ont déjà été discutées dans ce blog et ailleurs.
Ce billet cherche à attirer l’attention sur un aspect particulier, à savoir la question de la compétence. Plus précisément, il se demande si, comme le prétend la Suisse, il s’agit véritablement d’un cas d’application extraterritoriale du droit des droits de l’homme, obligeant ainsi la Cour à établir que la Suisse exerce une compétence extraterritoriale sur les violations alléguées de la Convention.
Comme de nombreux lecteurs le savent, la compétence en vertu de la CEDH est fondée sur l’article 1 et est principalement territoriale, avec quelques exceptions limitées (voir Bankovic [59]). La Suisse a tenu à présenter cette affaire comme une affaire dans laquelle les circonstances factuelles entourant les violations alléguées « n’avaient aucun lien territorial avec la Suisse » (arrêt de 2023). [85]). Les éléments internationaux de l’affaire ont été soulignés à plusieurs reprises, notamment par la Suisse dans ses plaidoiries devant la Grande Chambre. Cela fait écho à un sentiment similaire exprimé par les juges dissidents en première instance :
« La plainte portée devant la Cour a été déposée par une athlète sud-africaine résidant en Afrique du Sud, concernant des mesures adoptées par une organisation de droit privé enregistrée à Monaco qui l’empêchent de participer à des compétitions sportives dans le monde entier. « En acceptant que la Cour ait la pleine compétence… la majorité a considérablement élargi la portée de cette Cour pour couvrir l’ensemble du monde du sport. » (Opinion dissidente commune des juges Grozev, Roosma et Ktistakis annexée à l’arrêt de 2023, page 1).
La Requérante a présenté des arguments pour établir la compétence « même en supposant qu’un aspect extraterritorial existe », mais a également soutenu qu’« elle ne voyait pas nécessairement un aspect extraterritorial » à l’affaire (arrêt de 2023). [97]-[98]). La Cour n’a pas explicitement résolu cette question en première instance, bien qu’en se référant à la jurisprudence sur la compétence extraterritoriale (par exemple à [101], [104], [110]), on pourrait implicitement voir que la Cour considère qu’il s’agit d’une situation extraterritoriale. Cependant, malgré le pays d’origine de Semenya et la localisation de World Athletics, il est fort douteux qu’il s’agisse réellement d’une situation d’extraterritorialité.
Le Semenia Cette affaire suit et s’appuie sur une jurisprudence antérieure qui établit une chaîne juridictionnelle entre les actions des instances dirigeantes du sport (SGB) et la Cour EDH, notamment le cas de Mutu et Pechstein contre la Suisse. Mutu et Pechstein avaient fait appel des décisions des SGB respectifs (FIFA et International Skating Union (ISU)) devant le Tribunal arbitral du sport (TAS). Le CAS est une personne morale privée de droit suisse, basée en Suisse, dont les décisions ont force de loi en vertu du droit suisse et sont soumises au contrôle du Tribunal fédéral suisse (Loi sur le droit international privé (LPIP), article 190). N’ayant pas obtenu gain de cause au TAS, Mutu et Pechstein ont fait appel auprès du Tribunal fédéral suisse, où leurs demandes ont de nouveau été rejetées, avant de porter plainte devant la Cour EDH. Ils ont allégué devant la Cour que leurs droits garantis par l’article 6 avaient été violés en raison de questions liées à la composition et à la procédure devant le TAS. La Cour a estimé que, parce que le droit suisse confère compétence au Tribunal fédéral suisse pour examiner la validité des sentences du TAS et confère à ces sentences force de loi dans l’ordre juridique suisse, « la Cour a compétence » raisons personnelles d’examiner les plaintes des requérants quant aux actes et omissions du TAS qui ont été validés par le Tribunal fédéral » (à [67]).
Le Semenia le cas semble très similaire, bien qu’il diffère de Mutu et Pechstein à deux égards essentiels : le SGB dont la décision est à l’origine de la violation alléguée (World Athletics) est basé à Monaco, tandis que la FIFA et l’ISU sont basées en Suisse ; et Semenya allègue des violations de substantifs droits (en particulier au titre de l’article 14) plutôt que seulement des droits procéduraux (article 6). Cet article soutient que si la deuxième différence (droits substantiels et droits procéduraux) peut avoir de l’importance, la première (emplacement du SGB) n’a pas d’importance.
La question clé ici est la suivante : où et quand les violations présumées ont-elles lieu ? Dans Mutu et Pechsteinil est clair que les violations ont eu lieu au stade de la comparution du requérant devant le TAS. Mutu et Pechstein se plaignent d’ingérences dans leurs droits garantis par l’article 6 par le TASpas par leurs SGB respectifs. Aucune des parties n’a laissé entendre que les faits pertinents se sont produits en dehors du territoire suisse.
Le Semenia le cas est différent dans la mesure où les violations dénoncées sont de nature substantielle ; ils concernent non seulement les procédures du TAS, mais également le fond de la décision et l’impact qu’elle a eu sur les droits de Semenya au titre de l’article 14, entre autres. Étant donné que l’affaire portée devant le TAS était un appel d’une décision de World Athletics, on pourrait affirmer que le moment où les droits de Semenya au titre de l’article 14 ont été portés atteintes s’est produit avant la procédure du TAS, à Monaco. Cependant, Semenya était présente à Lausanne lorsque la décision du TAS a confirmé la décision de World Athletics. La décision du TAS a force de loi en Suisse. Ces aspects relèvent donc pleinement de la compétence territoriale de la Suisse. Sur cette seule base, il semble donc y avoir une marge suffisante territorial lien aux fins d’établir la compétence en vertu de l’article 1 CEDH.
À ce lien territorial s’ajoute également le rôle joué par le Tribunal fédéral suisse. Suivant Markovic« dès lors qu’une personne engage une action civile devant les cours ou tribunaux d’un État, il existe incontestablement, sans préjudice de l’issue de la procédure, un « lien juridictionnel » au sens de l’article 1 » (à [54]).
La Suisse est donc clairement compétente pour connaître d’éventuelles violations commises au cours de la procédure devant le TAS et devant le Tribunal fédéral suisse. Le fait que la décision initiale de World Athletics ait été prise en dehors du territoire suisse n’immunise pas son affirmation et sa mise en œuvre sur le territoire suisse. Monaco a peut-être également des obligations positives en vertu du droit international des droits de l’homme en ce qui concerne World Athletics, mais cela n’a aucune incidence sur la possibilité de violations supplémentaires de la CEDH en Suisse. Les droits de Semenya ont peut-être été violés à plusieurs niveaux, certains extraterritoriaux et d’autres territoriaux, mais ce sont ces derniers qui préoccupent la Cour EDH dans cette affaire.
Il convient d’examiner brièvement la situation si Semenya avait assisté aux audiences du TAS par voie numérique plutôt qu’en personne à Lausanne, comme c’est la pratique courante au TAS. Dans de telles circonstances, il y aurait bien entendu un lien territorial plus faible en ce qui concerne les audiences du TAS. Faire une analogie avec Wieder et Guarnieri contre le Royaume-Uni (voir le message de Milanovic, ici), il est probable que cela relèverait toujours de la juridiction (extraterritoriale) de l’État. Le lien juridictionnel à travers le Tribunal fédéral suisse à la Markovic ne changerait pas.
Retournant vers Semeniales liens territoriaux évoqués ci-dessus impliquent qu’il ne s’agit pas d’un cas de compétence extraterritoriale. La question clé n’est donc pas de savoir si la Suisse avait compétence pour connaître des actes reprochés, mais plutôt de savoir dans quelle mesure la Suisse était tenue de prendre des mesures pour empêcher l’ingérence du TAS dans les droits de Semenya au titre de la Convention. Il s’agit des obligations positives de la Suisse en ce qui concerne le fonctionnement d’un organe d’arbitrage international, créé en Suisse en vertu du droit suisse, d’empêcher toute ingérence de cet organe dans les droits des individus. sur le territoire suisse. Ni la nationalité de Semenya, ni le lieu où se déroule World Athletics, ni le caractère international de ses compétitions ne sont pertinents, bien que ces éléments soient soulignés par la Suisse et par les juges dissidents.
En ce qui concerne les obligations positives de la Suisse, c’est ici qu’il devient pertinent, une fois de plus, que les plaintes de Semenya soient plus substantielles que procédurales. L’article 190 LDIP prévoit un certain nombre de motifs pour lesquels une sentence du TAS peut être annulée, dont un seul motif de fond, plutôt restreint : « lorsque la sentence est incompatible avec l’ordre public » (article 190, paragraphe 2, point e)). En première instance, la Cour a estimé que, parce que la Suisse disposait de ce pouvoir de contrôle au fond, elle avait l’obligation positive de procéder à un contrôle détaillé de la conformité de la sentence du TAS avec les droits du requérant au titre de la Convention (en [186]). En revanche, la Suisse a soutenu tant en première instance que lors des récentes audiences de la Grande Chambre que la portée de « l’ordre public » au sens de l’article 190 est exceptionnellement étroite et trop étroite pour permettre un tel contrôle de conformité à la Convention. Il est intéressant de noter que le requérant a soutenu devant la Grande Chambre qu’il s’agissait d’un argument « circulaire », étant donné que la Suisse elle-même a le pouvoir de déterminer la portée de son propre contrôle. Quelle que soit la manière dont la Cour aborde cette question, il est soutenu dans cet article que ce Telle est la question clé : non pas celle de savoir si la Suisse était ou non compétente pour connaître les actes reprochés.
L’issue de cette affaire aura des implications significatives pour la protection des droits de l’homme dans le monde du sport, et peut-être même dans d’autres contextes d’arbitrage étant donné le nombre d’instances arbitraires créées en Suisse. Suivant la logique de Mutu et Pechsteinil s’agit d’un cas de compétence territoriale concernant les ingérences du TAS dans les droits conventionnels en Suisse. Bien que la Suisse ait considéré cela comme une question de compétence extraterritoriale, la question clé réside dans l’application des obligations positives de la Suisse à l’égard des organismes d’arbitrage internationaux sur son propre territoire. Il est crucial que les éléments internationaux de cette affaire n’obscurcissent pas les obligations territoriales de la Suisse au titre de la Convention.